Trente Glorieuse : “Personne ne supporterait de passer quinze jours en 1955”
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Les Trente Glorieuses : entre mythe et réalité !
Publié en mars 1944 sous le titre « Les Jours heureux« , le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) annonçait un ensemble ambitieux de réformes économiques et sociales, auxquelles le fameux « modèle social français » doit tout : Sécurité sociale, retraites par répartition, liberté de la presse…
Ce socle a ouvert la voie à une période que l’on a appelée plus tard les « Trente Glorieuses ».
Période de croissance et de modernisation, ces Trente Glorieuses font encore rêver et nourrissent la nostalgie d’un « âge d’or ». Mais que cachent vraiment ces souvenirs idéalisés ?
Ce regard critique est précieux. Il nous invite à dépasser le réflexe du « c’était mieux avant » pour affronter lucidement les défis d’aujourd’hui : transition écologique, mutations technologiques, transformations des rapports sociaux et du travail. Plutôt que de chercher à reproduire une époque révolue, il s’agit de construire un nouveau récit collectif, porteur de justice sociale et de progrès.
Un éclairage à découvrir dans l’entretien de Vincent Martigny, professeur de science politique et chercheur, qui nous aide à penser le présent sans se laisser piéger par la nostalgie.
Entretien avec Vincent Martigny
Vincent Martigny
Lorsque l’on évoque les Trente Glorieuses, de quoi parle-t-on ?
On parle d’une période qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au deuxième choc pétrolier, c’est-à-dire 1979. Elle est caractérisée par une croissance forte et le plein-emploi, une prospérité économique, sociale et culturelle qui a grossièrement sorti la France d’un très long 19ème siècle pour plonger dans une nouvelle modernité. L’économie se modernise, les conditions de travail s’améliorent, les mœurs se libéralisent.
Et cela a engendré une mythologie très forte, qui apparaît dès la fin de cette période, avec le livre de l’économiste Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible, sorti en 1979.
D’où vient cette nostalgie ? Pourquoi est-elle si prégnante ?
Il y a plusieurs facteurs. Tout d’abord, une grande partie de la population, qui a connu cette période, est encore vivante. Les générations du baby-boom ont assisté aux changements. Ensuite, il y a le pouvoir des images. Cette période a produit de nombreux films qui diffusent un récit certes amélioré, fantasmé des Trente Glorieuses, mais qui infuse toujours dans la société. Et puis, juste après cette période de prospérité économique, la France connaît une période de crise avec l’arrivée du chômage de masse mais aussi l’apparition des premières conséquences négatives, comme les dégâts sur l’environnement. Tout ça fait que cette parenthèse de l’histoire de l’humanité que sont les Trente Glorieuses est devenue un mètre étalon, une référence.
Comment cette nostalgie infuse-t-elle dans la société actuelle ?
Elle est omniprésente, et surtout dans le discours politique. Car de la gauche radicale à l’extrême droite, chacun y voit ce qu’il veut. Pour la droite, c’est le fantasme d’une société ordonnée, où les hommes dominent, une hiérarchie sociale figée… À gauche, c’est celui de la contestation du capitalisme, avec une classe ouvrière organisée, des syndicats forts, avec un mouvement social, en mai 1968.
Il y a donc une narration collective qui postule clairement que « c’était mieux avant » qu’aujourd’hui, où l’on vit dans une crise permanente, une longue dégringolade. Nous ne sommes plus capables de distinguer les progrès considérables de notre époque par rapport aux Trente Glorieuses.
Pourtant, tout n’est pas rose durant ces années ?
Effectivement, et notre livre collectif (1) incite à revenir à la raison. Je pense que personne ne supporterait de passer quinze jours en 1955, entre les valeurs ultratraditionnelles, la soumission de l’ouvrier au patron, de la femme au mari, de l’individu à la patrie…
Il y avait du racisme, du sexisme, de l’homophobie que l’on ne supporterait plus : près de 2 000 morts par an au travail, des espaces politiques plus cadenassés, des guerres coloniales…
Que révèle cette fascination pour une période révolue ?
Elle révèle une difficulté à aborder le présent et surtout l’avenir, qui, quoi qu’on en dise, adviendra. Et il faudra bien se confronter aux trois défis de notre époque, le défi anthropologique, avec la transformation des rapports entre les hommes et les femmes, la reconnaissance des minorités sexuelles, etc. Celui lié à l’écologie, avec une prise de conscience qui est sans recul possible. Enfin, le défi technologique, avec l’intelligence artificielle, qui peut soit produire une utopie soit une dystopie.
Faut-il en finir avec cette nostalgie ?
Évidemment ! Car elle est l’un des moteurs de la tentation populiste et réactionnaire. Les partis politiques qui devraient être en mesure de donner un nouveau récit sont, à ce stade, incapables de le faire, contrairement au Rassemblement national et, dans une moindre mesure, à La France insoumise. Pourtant, il faut une nouvelle lecture de notre époque, et montrer qu’elle est capable d’engendrer une nouvelle prospérité.
Propos recueillis par Jérôme Citron
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(1) – Les Temps Nouveaux – En finir avec la nostalgie des Trente Glorieuses, dirigé par Vincent Martigny. Éditions du Seuil, 256 pages, janvier 2025.
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La vidéo : Il faut en finir avec le mythe des Trente Glorieuses (France-Culture)
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