La réforme des retraites entre dans le dur

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La réforme des retraites entre dans le dur  (Le Monde – 21 janvier 2019)

Par Bertrand Bissuel et Raphaëlle Besse Desmoulières

Jean-Paul Delevoye préfère se dire « attentif » plutôt que « serein ». Alors que la concertation sur la réforme des retraites doit reprendre, lundi 21 janvier, dans un climat social tendu, le haut-commissaire chargé du dossier affiche une prudence de Sioux. Les discussions qu’il a engagées depuis la fin 2017 avec les partenaires sociaux entrent dans une nouvelle phase, avec des thématiques particulièrement sensibles à l’ordre du jour.

Les protagonistes doivent, en effet, se pencher sur les « conditions d’ouverture des droits » – formule un peu abstraite qui recouvre l’âge à partir duquel un assuré peut réclamer le versement (ou la liquidation) de sa pension. « On en était à l’apéritif, on arrive au plat de résistance », plaisante Frédéric Sève (CFDT). « C’est le gros morceau, renchérit Philippe Pihet (FO). » Le sujet est potentiellement explosif, comme l’ont montré, en 2010, les mobilisations monstres, mais infructueuses, contre le report de 60 à 62 ans de l’âge minimum pour partir à la retraite.

La question devait, initialement, être abordée à la mi-décembre 2018, mais en pleine crise des « gilets jaunes », le haut-commissaire a choisi de prendre son temps. Ce moment de répit, assure M. Delevoye, n’aura pas d’incidence sur le calendrier de la réforme : l’ancien ministre de la fonction publique dans le gouvernement Raffarin pense pouvoir présenter ses recommandations après les élections européennes de mai mais avant l’été, afin que le projet de loi puisse être adopté d’ici à la fin de l’année. « Si ce n’est pas le cas, ça veut dire qu’il est rangé au placard », pronostique Serge Lavagna (CFE-CGC).

M. Delevoye l’a martelé à plusieurs reprises : l’âge minimum pour liquider sa pension restera fixé à 62 ans, comme Emmanuel Macron l’avait promis durant la campagne présidentielle. « Il n’y a pas de débat là-dessus, confirme Laurent Pietraszewski, député LRM du Nord, qui est pressenti pour être le rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale. Nous, parlementaires de la majorité, sommes tous alignés sur cet engagement. » « Je ne vois pas comment ça pourrait être remis en cause, surtout au vu de l’état de la société, à l’heure actuelle », confie Alain Griset, le président de l’Union des entreprises de proximité (artisanat, commerce, professions libérales).

Le fait de maintenir cette « borne d’âge » à 62 ans « est plus facile à porter politiquement, puisqu’une large partie de la population souhaite pouvoir partir le plus tôt possible », commente Hervé Boulhol, économiste à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). « Mais il faut en même temps tenir compte des gains d’espérance de vie », ajoute-t-il. Pourquoi ? Parce que l’allongement de la durée moyenne d’existence des individus est de nature à accroître les dépenses de pension et à déséquilibrer les comptes du système. Or, il n’est pas question de creuser les déficits, ni d’augmenter les cotisations. Et baisser le niveau des retraites est tout aussi exclu, dans l’esprit du gouvernement.

« Partir plus tardivement »

Mais d’autres options subsistent. L’une d’elles consisterait à inciter les actifs à prolonger leur carrière professionnelle au-delà de 62 ans. Comme le mentionne une note transmise par le Haut Commissariat aux partenaires sociaux, que Le Monde a pu consulter, « la prise en compte de l’espérance de vie pourrait se présenter comme le fait d’indiquer que (…) il apparaît nécessaire, pour chaque génération, de partir un peu plus tardivement » si les personnes souhaitent que leur pension atteigne un certain pourcentage de leur rémunération. « C’est déjà le cas aujourd’hui, plaide M. Delevoye. Comment imaginer un seul instant que cette question ne soit pas posée ? Il faut être totalement transparents et ne pas tricher. »

A l’heure actuelle, dans le régime de base du secteur privé, un salarié qui veut percevoir une retraite à taux plein doit justifier d’une certaine durée d’assurance (jusqu’à 172 trimestres, soit quarante-trois ans, pour les personnes nées en 1973 et après). Ainsi, il peut partir à 62 ans mais sa pension subira une décote s’il n’a pas le nombre de trimestres requis. A l’inverse, celui qui poursuit son activité au-delà de la durée d’assurance nécessaire pour le taux plein verra le montant de sa retraite majoré (surcote).

 « Liberté de choix »

Dès lors, la réforme en cours de construction peut s’inspirer de telles règles, sous-entend M. Delevoye. Pour lui, tout l’enjeu « est de savoir comment concilier la liberté de choix pour nos concitoyens et la nécessité d’équilibrer le système, tout en ramenant la confiance, notamment des jeunes ». Autre préoccupation défendue par le haut-commissaire : « Comment inciter les gens à avoir une meilleure retraite ? »

La note remise au patronat et aux syndicats évoque plusieurs « pistes d’évolution ». L’une d’elles est énoncée à travers l’interrogation suivante : « Est-on d’accord pour qu’un coefficient s’applique pour valoriser la pension de ceux qui reculent leur départ ? » « Le document est assez neutre dans sa présentation, relève M. Lavagna. C’est assez habile car ils ne proposent pas de vision punitive, comme à l’Agirc-Arrco. » Une allusion au régime complémentaire du privé, qui a instauré une décote de 10 % pendant trois ans (sur la pension Agirc-Arrco) si les personnes partent à la retraite dès qu’elles ont droit au taux plein dans le système de base.

« Le vrai et seul levier, c’est celui de l’âge de départ, argumente-t-on au Medef. Si on ne touche pas à l’âge minimum, il faut trouver un moyen pour inciter les gens à travailler plus longtemps. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre : soit on reste plus longtemps en retraite mais avec une pension moins importante, soit on veut maintenir un niveau de pension décent et il faut partir plus tard. » Pour étayer sa position, l’organisation d’employeurs invoque aussi le fait que dans les autres pays de l’OCDE, la borne d’âge est plus élevée qu’en France : « Plutôt autour de 65 ans », selon les services de M. Delevoye.

Représentant de la Confédération des petites et moyennes entreprises, Eric Chevée milite pour un dispositif où les personnes pourraient prendre leur retraite, « sur la période allant de 62 à 67 ans », avec des incitations visant à rendre « profitable » la prolongation d’activité jusqu’à 67 ans.

Autant d’hypothèses qui inquiètent la CGT tout comme Force ouvrière. Les autres centrales syndicales, elles, expriment leur circonspection, et mettent en avant d’autres solutions à explorer. « Par exemple, la retraite progressive », cite M. Sève : un mécanisme qui permet de percevoir une fraction de sa pension de base tout en exerçant une activité partielle. « Le rôle d’un système de retraite, dit-il, doit aussi être de donner des marges de choix aux personnes. »

« La question de l’âge est importante mais ce n’est pas le point cardinal de la réforme et elle ne doit pas polluer les débats », considère M. Boulhol. L’objectif « est de simplifier et de rendre plus équitable » le système. « En même temps, complète-t-il, la règle des 62 ans ne pourra pas être figée éternellement car elle risque avec le temps d’inciter trop de gens à partir avec de faibles pensions mais rien n’oblige à la remettre en cause aujourd’hui. » Si des ajustements doivent intervenir, à moyen ou long terme, « il faudra voir comment le système sera piloté », affirme Philippe Louis, le président de la CFTC. Une manière discrète de rappeler que les syndicats entendent jouer un rôle à l’avenir et ne pas laisser les clés du camion à l’Etat.

Bertrand Bissuel et Raphaëlle Besse Desmoulières